Борис Тимофеевич Евсеев – Москва, Россия

Борис Тимофеевич Евссев

Biography

Boris Timofeevich Evseev is an Honored Worker of Culture of the Russian Federation. Laureate of the prizes of: The Government of the Russian Federation in the field of culture, „Crown“, Buninskaya, Gorky, named after Valentin Kataev, named after V. Korolenko, named after M.M.Ippolitov-Ivanov; winner of the Grand Prix of the competition named after Yu.Rytheu et al. Russian Booker, Yasnaya Polyana and The Big Book shortlists have been included in his works on several occasions.

Russian writer of an interesting and difficult fate, Evseev is rightly considered by critics to be a „detained“ generation of Russian literature. In Soviet times, because of speeches in defense of freedom of speech, he was not allowed in the official press, published in Samizdat/

Since 1991, he has been published in leading literary magazines: Novy Mir, October, Friendship of Peoples, Continent, Neva, Youth, Ogonek, Smena, and many others. Boris Evseev is the author of 25 books of prose. Including novels that have gained national fame: „Evstigney“ (Moscow, 2010), „Ophir Starling“ (Moscow, 2016), „Eyewitness of the Future“ (Moscow, 2018); collections of novels and short stories: „Beggars’ Shop“ (Moscow, 2009), „The Executed Bell“ (Moscow, 2016), „Sergiev Forest“ (Moscow, 2018), „The Servant of Heaven“ (Yekaterinburg, 2021).

Three books on Evseev’s prose have been published: „Phenomenology of literary writing. Russian Prose by Boris Evseev“, author Doctor of Philology, Leading researcher of IMLI RAS A.Y. Bolshakova (2003, perizd. 2004); „Boris Evseev’s Russian Capriccios“, author Candidate of Philological Sciences A. Yu. Kirov (2011); monograph „The Sound of Time. The Ontopoetics of Boris Evseev’s prose“ (2017), author Candidate of Philological Sciences Evgenia Kulakovskaya. Russian Literature History of the twentieth Century in the textbook for universities (2014, reissued in 2015, 16, 17, 18) part 2, edited by Professor V.V. Agenosov) is devoted to Evseev in a separate article. A documentary film „People and destinies. Boris Evseev“ (Scythia TV channel). On the TV channel „Culture“ there were programs „Life Line“ and „Main role“ dedicated to his creative path.

Prose and essays have been translated and published in English, Bulgarian, Dutch, Italian, Spanish, Chinese, German, Estonian, Japanese, etc.

B.T. Evseev, Vice-President of the Russian PEN Center, member of the Union of Russian Writers and the Union of Writers of Moscow.

La boutique aux mendiants

(Le magasin aux bienheureux )

1*

Il ne me reste plus rien en ce monde ! Il n’y a plus rien, rien de rien, dans ma vie déchirée en lambeaux : seulement mes os qui me lancent et grattent, seulement cet espèce de petit bruit impudent dans ma tête, seulement ce gargouillis de temps en temps à l’intérieur de mon ventre, seulement cette voix insolente et moqueuse de ce petit mendiant criard…

Et tout cela a commencé par trois fois rien, a commencé parce que j’étais curieux, parce que je ne faisais strictement rien, parce que j’avais l’habitude, qui m’était restée des temps d’avant (qu’ils soient maudits), de traîner dans les rues sans avoir rien à y faire.

Et c’est précisément parce que je n’avais rien à faire que cet immeuble a commencé à me sauter aux yeux.

2*

Si vous allez au hasard droit devant vous jusqu’au Bourg de la Filasse, je veux dire en plein jour, vous pouvez très bien ne même pas remarquer cet immeuble. Il disparaît tout entier, du haut jusqu’en bas, sous des tas de petites branches, désordonnées et très denses, et les bardanes en ont envahi la cour. Le porche en arceau qui y mène est barré par un énorme bloc de béton et par des barricades de planches. Tant et si bien qu’au premier regard il n’y a là rien que le vide, l’abandon, le sommeil.

Mais ça, c’est dans la journée. Le soir, en revanche, l’immeuble, comme un oiseau nouveau-né effronté qui sortirait d’un œuf énorme et tâché de petits trous noirs, l’immeuble casse sa coquille et sort de la pénombre endormie, façon demeures des vieux-croyants, qui l’entoure, et il vous regarde. Et, en plus, avec un air entre deux airs, un regard provocant, un regard qui vous colle à la peau ! Et au-dessus de l’immeuble brille de tous ses feux, énorme, couleur d’or et cerclée de vert, la lettre « M ». Et allez donc savoir, de prime abord, ce qu’elle peut bien signifier : « Mont de piété », « Magasin », « Mon amour » ?

C’est la curiosité qui a fait que je me suis mis à observer cet immeuble. Et comment donc ! C’est que j’en avais vu des tas de gens qui en sortaient, portant d’énormes boites de carton, et ensuite, à la va comme je te pousse, ils les chargeaient, avec l’aide du vendeur, dans des voitures, des très belles et aussi des tas de ferraille, et aussi sur des caddies.

Les gens changeaient. Le vendeur était toujours le même.

Mon Dieu ! Pourquoi ai-je porté mon attention sur lui, pourquoi ai-je commencé à remarquer certaines de ses particularités : une voix brinquebalante, qui se perdait sur les consonnes, des épaules étriquées, un bréchet de poulet tout en pointe, une tête gonflée comme un ballon de foot avec des mèches bouclées, rousses et écartelées, de cheveux d’enfant qui lui arrivaient presque jusqu’en bas des oreilles, pourquoi ai-je regardé si fort son visage ?

Bien évidemment, vous avez tous vu des maisons de plain-pied dans les villages, construites, on se demande bien pourquoi, sur le modèle de la ville ? Eh bien ! Eh oui ! Toutes carrées, plus larges que hautes (поперёк себя шире) et de petites fenêtres sans l’encadrement extérieur en bois sculpté et coloré traditionnel ! Une peau grisâtre, je veux dire des murs tout gris, la porte sur le côté et un seuil très haut, peint dans des teintes sombres et grasses. Et là, vous avez la façade, vous avez le visage du vendeur : des yeux carrés, pas de sourcils, la bouche qu’on dirait fardée avec le rouge à lèvres de couleur noire à la mode aujourd’hui, les lèvres comme barricadées par deux morceaux de bois sans rien de sensuel, et avec ça le nez, large, semblable à une trompe d’éléphant qu’on aurait coupée, et, en plus, planté non pas au milieu du visage, mais déporté sur le côté ! Eh bien, dîtes ! Vous, vous n’auriez pas porté attention à un visage pareil ?

J’ai attendu deux jours et le troisième, tout en sentant que je faisais une bêtise sans nom, eh bien, voyez-vous, ce bouton de sonnette sur la porte de l’entrée de service qui conduisait à cet immeuble de trois étages, eh bien oui, j’ai appuyé sur ce bouton. Le vendeur est sorti. Un court instant il a promené son regard sur moi, et un semblant de sourire a glissé sur ses lèvres noires. Il n’a rien dit et, de la tête, m’a fait signe d’entrer, puis il s’est retourné et, sans se presser, il a commencé à monter l’escalier. Que me restait-il à faire ? Pour me donner du courage, j’ai pensé à la bombe lacrymogène qui se baladait dans la poche de mon imper et je l’ai suivi.

3*

La bombe lacrymogène ! J’aurais eu mieux fait de me mettre son embout dans la bouche et d’en avaler tout le gaz !

Du premier étage, contre toute attente, nous sommes redescendus au rez-de-chaussée, et, pour la première fois, le vendeur a parlé :

  • Nous sommes en train de servir un client… si bien qu’il va vous falloir attendre un instant. – Sa voix, aujourd’hui, était encore plus faiblarde que les autres jours, plus exsangue, et s’éteignait plus souvent encore sur les « d » et les « l »

Il n’a pas eu le temps d’en dire plus long qu’une femme habillée, du cou aux chevilles, de cuir vert bullé, a sorti dans un caddie une énorme boite de carton.

La pièce où nous venions d’entrer n’était qu’à demi éclairée par la faible lumière palpitante de la même lettre « M » qu’il y avait sur l’immeuble, mais ici elle était, bien entendu, de dimensions plus modestes. Le vendeur est aussitôt reparti.

Dans le coin le plus éloigné derrière un pupitre, près d’une bougie, était assis un vieil homme avec une petite barbiche blanche et sans moustaches. Tout le milieu de la pièce était occupé par des armoires, dissimulées par un petit rideau bleu. Le vieux n’a pas fait attention à moi, plongé qu’il était dans ses calculs, et il a continué à cocher au crayon des trucs qu’il avait devant lui.

Ensuite le vendeur a fait sa réapparition. Il avait enlevé le blouson qu’il avait toujours sur lui quand il sortait et avait mis la même veste claire cloquée que celle que portait le vieux. Alors il a dit : « Nous allons pouvoir choisir », il a saisi le rideau et l’a tiré du milieu de la pièce vers le bord.

Derrière le rideau ce n’étaient pas des armoires qu’il y avait, mais une vitrine de verre. A peine éclairée. Mais même sans lumière particulière on voyait bien ce qu’elle contenait : derrière la vitre, dans le bruit et le désordre, s’agitaient ; faisaient des grimaces, postillonnaient, se battaient, des mendiants monstrueux qui ne ressemblaient à rien.

4*

Je me suis précipité vers la porte. Mais aussitôt le vieux a lestement bondi de derrière son pupitre, et, toujours sans dire un seul mot, m’a barré la route.

  • C’est que… Permettez ! – ai-je bredouillé. – Je me suis trompé…
  • – Assez raconté d’histoires – a dit dans mon dos la voix du vendeur aux cheveux roux. Sa voix s’était très nettement revigorée – Ça suffit !  Personne ne vient ici par erreur. Et personne ne sort d’ici sans avoir acheté. C’est pas vrai, Nil Nilytch ?
  • Nil Nilytch avala sa salive, puis lentement, l’air méchant, fit oui de la tête.
  • – Alors, choisissez votre marchandise dans la vitrine, et plus vite que ça. Nous ne prenons pas cher. Et un mendiant de chez nous peut vous ramasser une vraie fortune. Allez…
  • Le vendeur et le vieux, qui maintenant n’avait plus du tout l’air d’un vieux, mais celui d’un solide entraîneur de kungfu (у-шу) d’âge moyen, se sont alors avancés vers moi, chacun de son côté.
  • J’ai regardé la vitrine. Seigneur Dieu (A nouveau je prononce en vain Ton Saint nom !), Seigneur, pardonne-moi ! Sur la vitrine, comme les germes d’une maladie mortelle dans une éprouvette, bouillonnait quelque chose d’inimaginable, de désespéré, quelque chose d’effroyable…
  • Au beau milieu de la vitrine, vêtu d’un pantalon de pyjama rose et d’un maillot de corps plein de trous, un mendiant aux épais sourcils et à la grosse barbe dense, faisait des bonds. Il me tendait, en avant et vers le bas, sa main à demi-refermée en coque de bateau, et d’une voix nasillarde demandait quelque chose. De temps à autre le barbu à la barbe dense repoussait violemment un autre mendiant avec une canne : il était chauve, plutôt bien fait et tout à fait respectable de sa personne, avec des cheveux rares qui lui pendaient des tempes vers la nuque et qui, allez savoir pourquoi, me parurent comme autant de feuilles de laurier de couleur jaunâtre. Il donnait des coups de canne dans la vitrine et sans cesse levait son bras gauche, le coude en l’air, pour montrer que ce bras était complétement desséché.
  • Accrochèrent également mon regard une femme aux yeux troubles et aux paupières rouges, avec des cheveux défaits de bohémienne, vêtue d’une tunique longue orientale, et une autre, de ces mendiantes qui demandent la charité au parvis des églises, qui portait une soutane, à l’évidence, volée, qui ne cessait de gratter sa lèvre purulente, et avait un gobelet bleu émaillé attaché au ventre par une chaînette.
  • Ce qui sautait aux yeux c’est que tous ces mendiants, aussi bien ceux qui se mettaient en avant que les autres qui restaient à danser d’un pied sur l’autre derrière eux, avaient des visages méchants, étroits, de la taille d’un poing fermé, des visages de nains ou de pygmées.
  • Le vendeur et Nil Nilytch n’avaient manifestement aucune envie de plaisanter. Nil avait ostensiblement glissé sa main dans sa poche, le vendeur avait fait de même sous sa chemise. Ils n’étaient plus qu’à quelques deux ou trois pas de moi.
  •  Celui-là ! m’écriai-je apeuré. Et, vaincu, je fermai la bouche sans aller plus loin. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais montré le plus petit et le plus suspect (inquiétant) des mendiants, qui était en train de se tortiller le doigt dans l’oreille dans le coin gauche de la vitrine.
  • C’était un gamin qui s’était barbouillé de suie le dessus des lèvres et le menton. Dans son silence, dans son calme étudié qui n’avait rien d’enfantin, j’ai cru deviner une sorte de menace sinistre. Et je ne m’étais pas trompé ! Oh non !

5*

 Arrêtez de jouer au con ! Arrêtez de sortir de chez vous et d’acheter toutes sortes de saloperies ! Mangez des croutons de pain sec et éclusez l’eau du robinet ! Et surtout prenez garde de ne pas acheter des personnes. Abandonnez l’idée de vous payer une maîtresse ou un gardien, N’allez pas vous acheter un frère ou quelqu’un qui vous rendra service. Tous ils peuvent se révéler n’être pas ceux pour qui ils se font passer. Et alors, c’est la fin des haricots, la fin de tout ! Alors votre vie devient la vie d’un damné. Et vous pouvez bien être qui vous voudrez, « nouveau russe », ou le shah de Perse (d’Iran )» ou même le bon compère du vice-maire, vous n’avez plus qu’une voie devant vous, celle qui mène à la fosse d’aisance.

A grand peine j’ai emmené chez moi en taxi la boite en carton. Je bénéficiais, il est vrai, de l’aide du vendeur qui, avec mon argent, s’est payé une petite virée en taxi et pendant un bon moment a refusé de monter le paquet au premier étage où j’habite. Il a poussé la boite dans l’entrée, et, sans dire un mot d’au revoir, il a disparu.

Une fois arrivé chez moi le petit mendiant s’est auto-déballé en un clin d’œil.

  • Comment t’appelles-tu, –  ai-je demandé très poliment, complétement accablé par ce coup du sort.
  • Il n’a pas répondu, a fait un saut jusqu’à la cuisine, a attrapé un morceau de pain et l’a mangé, puis il a encore mangé, sans les laver, deux belles poires brunes, et après seulement il a dit :
  • Tu n’as qu’à m’appeler Petit Charmant.
  • -Tu es un gamin ou un nain ? Je n’arrive pas très bien à me faire une idée.
  • Et toi, t’en penses quoi ? a-t-il répondu en colère, en pointant vers moi son petit museau tout plissé de fouine.
  • Ce que je pense, c’est que tu es un petit merdeux de merde ! Tu as bouffé, et alors, maintenant, tu dégages !
  • – Tu penses juste, – a-t-il répondu, et il s’est allongé sur mon divan sans enlever ses chaussures, – mais pour ce qui est de « dégager » … Tu vas vite comprendre ta bêtise.
  • Et effectivement j’ai très vite compris à quel point j’avais été bête, mais bête à manger du foin, un vrai crétin.
  •  
  • 6*
  •  
  • Petit Charmant s’est installé vivre chez moi.
  • Si seulement tout cela n’était qu’un délire, ou de la science-fiction ! Si seulement… Mais non, tout se révéla être une réalité. Une réalité répugnante et, apparemment, irréversible.
  • Bien évidemment, il ne sortait pas faire la manche. Et, plus généralement, il ne sortait pas de la maison sans moi, supposant à juste titre qu’il ne pourrait plus y rentrer. Il faisait tout et n’importe quoi dans mon appartement et en quelques jours avait réussi à en chasser les quelques rares amis que j’avais, quant à la seule femme, toujours triste, qui parfois venait me voir, il l’avait purement et simplement mise à la porte. Et tous il les avait chassés, sans avoir l’air de rien, mais sans hésiter une seconde, avec un beau culot.
  • C’est ainsi qu’à chacun de mes amis, et toujours en particulier, il était allé raconter que je l’avais sorti il y a quelque temps de l’orphelinat et que maintenant je l’envoyais mendier dans les rues. Pour démontrer le bien-fondé de ses assertions, il secouait Dieu sait quels débris de bouffe qu’il avait dans sa musette, faisait l’intéressant à force d’argot de mendigot, des mots que je n’ai pas la force de vous répéter. Et lorsque je l’avais surpris à raconter toutes ces menteries, il s’était mis, lui, le tout petit albinos, maigre à faire peur quand il n’avait sur lui que son linge de corps, avec ses petits yeux khmères cernés d’un liséré de chair bouffie et ses lèvres couvertes d’herpès, il s’était mis à mordre et à crier que si je le frappais, il se pendrait dans la salle de bains.
  • A la femme qui jusqu’alors fumait tranquillement et longuement son gros tabac « La toison d’or », installée chez moi dans un fauteuil, Charmant avait expliqué que je l’avais abandonné encore bébé, que je n’avais jamais payé la pension alimentaire, quant à sa mère, c’est-à-dire ma première épouse, je m’en étais débarrassé en la faisant envoyer « où que de droit » en tant que membre actif d’un parti politique interdit. Tant et si bien que la femme dans son fauteuil avait cessé de fumer, avait ouvert de grands yeux, et peu de temps après était partie pour ne plus revenir.
  • J’avais vainement essayé de lui expliquer au téléphone que tout cela n’était qu’un pitoyable délire de gamin, le mensonge cruel et jaloux d’un enfant, mais dans le même temps Charmant, comme s’il avait été mordu par une vipère, hurlait tout ce qu’il savait à côté du combiné et à grand bruit tapait à tour de bras sur ses cuisses nues, imitant le bruit de claques imaginaires. Mes conversations téléphoniques étaient donc vouées à l’échec, et quand je sortais de chez moi pour aller quelque part, il s’accrochait à moi « comme un mort de faim » de ses mains dégueulasses qu’il refusait obstinément de laver
  • Il venait avec moi à mon travail, avec moi dans les magasins, avec moi à la Caisse d’épargne. A cause de lui j’avais cessé d’aller au cinéma « L’illusion » et n’avais aucun autre endroit où aller. Et partout il répétait ses fariboles, demandait sans fin qu’on lui donne de l’argent, exhibait les cicatrices qu’il avait sur le corps et déballait hardiment d’ignobles petits poèmes touchant à ma vie intime.
  • J’étais complétement brisé.
  • – Tous les deux, il faut qu’on parle, – lui ai-je dit, – Qu’est-ce que tu veux à la fin ? Que je ne mettre plus le nez hors de chez moi ? Que je crève de faim ? Que je n’ai plus de salaire ?
  • Et là il m’a fait savoir ce qu’il voulait. C’était effarant.
  • 7*
  • Charmant voulait que j’aille faire la manche à sa place. Pour que partout on me foute dehors à coups de pieds au cul, on me lance en pleine poire ce mépris des bien-nourris, on me jette dans ma casquette des billets de rien du tout complétement pourris. Il grinçait et faisait des grimaces, touchait de ses mains ses lèvres pleines d’herpès, s’ingéniait à souffler dessus et affirmait que ce qu’il avait dit serait, un point, c’est tout. C’est alors que pour la première fois j’ai pensé que Charmant n’était pas tout à fait normal, et je le lui ai dit. Au début, il en a été terriblement décontenancé, comme un écolier pris en faute sur le fait, mais ensuite, il s’est calmé pour un bref instant et a dit que c’était bien le cas (tout à fait exact) et qu’effectivement il était schizo. Ensuite, il avait complétement retrouvé ses esprits, ça l’avait beaucoup amusé et il m’avait demandé :
  • – Sais-tu ce que c’est que le galopéridol ? – Il me tutoyait toujours.
  • J’en ai eu des frissons.
  • – Alors, tu viens de là-bas ?
  • De là-bas, de là-bas ! Et la triftazine, l’aminasine, le souffre en punition, le cyclodol ? Tu vas bientôt connaître tout ça !
  • -Comment ça ?
  • – Comme ça. Et il n’y a pas que moi qui viens de là-bas. Nil Nilytch aussi et Dollar-le-Rouge, c’est du pareil au même.
  • Il a cité encore plusieurs noms et m’a précisé que Dollar-le-Rouge avait été appelé ainsi parce qu’il se collait des dollars sur la poitrine en guise de cataplasmes, bien entendu quand il s’en procurait. Et ses cheveux étaient rouges, tout comme les poils de sa poitrine. Ensuite, ricanant tout ce qu’il savait, Charmant avait continué :
  • – On s’était tous entendus quand on était encore à la clinique : si on nous laissait sortir, et on nous menaçait tout le temps de nous laisser sortir, nous organiserions une clinique ici. Pour les bien-portants. Et c’est ce qu’on a fait. Toi, crétin, tu t’es fait avoir. Et tu n’es pas le seul.
  • – Et en quoi avez-vous besoin de moi ? Vous pouvez très bien faire la manche tout seuls.
  • -Exact. Mais ouvre les yeux, faut voir plus loin. Nous ne sommes mendiants que pour donner le change. Nil Nilytch dit que les fous ont toujours fait la manche. Et nous on s’est planqués derrière le mendigotage. Mais le plus important, bien sûr, c’est de vous punir tous, vous, tous les cons…
  • La vie était devenue² un écheveau de peurs et annonciatrice de malheur. Et ce qui me faisait encore plus peur, c’était ce que je ne savais pas, et que Petit Charmant me cachait obstinément.
  • Oui, la vie était devenue une chambre mobile de tortures et j’ai décidé de tuer Charmant.
  •  
  • 8*
  •  
  • Mais auparavant j’ai essayé de remettre Charmant à la police. Ils n’ont pas voulu le prendre, et, en ce qui me concernait, ils m’ont promis de me poursuivre pour détournement de mineur si je ne trouvais pas rapidement un arrangement à l’amiable « avec un môme aussi sympathique ».
  • C’est alors que Petit Charmant a inventé un nouveau truc.
  • Il a commencé à exiger que j’aille avec lui à l’hôpital psychiatrique. En outre, j’ai remarqué qu’il m’avait volé les doubles des clefs des portes et que la nuit, en secret, il s’entraînait à ouvrir les serrures de l’appartement. J’avais déjà deviné qu’on voulait se débarrasser de moi, mais je n’arrivais pas à savoir si c’était Charmant qui avait eu l’idée d’aller à l’hôpital ou si c’était un ordre de Nil Nilytch et de Dollar-le-Rouge.
  • Au bout de trois jours de hurlements incessants et de pinçons (Charmant avait pris l’habitude de me pincer, il t’arrive tout doucettement par derrière et vas-y que je te pince un bon coup. J’en avais froid partout !’Oui, j’en étais tout glacé !  Et ce froid, ce n’était pas sur la peau, mais à l’intérieur, partout dans les veines, au bout de trois jours donc j’ai accepté.
  • Nous sommes arrivés à l’hôpital vers le soir. Les quelques maisonnettes de plain-pied, dispersées sans plan particulier au hasard de ce parc automnal baigné d’humidité m’ont calmé, et je me suis senti d’humeur élégiaque. Charmant me poussait frénétiquement vers un bâtiment, entouré d’une haute palissade.
  • J’ai lu cette inscription :
  • « Section no 3 de thérapie médicamenteuse renforcée »
  • – J’ai un copain là-dedans… a bredouillé Charmant. Il m’a promis de me donner des affaires. C’est que je suis un mendiant, moi, un va-nu-pieds, sans rien à me mettre… Y a une canadienne qui m’attend.
  • Une canadienne, rien que ça…Martyriser des types comme moi, crédules et confiants (avec du sens moral) (совестливых), faut quand même le faire !
  • J’ai poussé la porte et je suis entré. A mon plus grand étonnement, nous étions déjà attendus. Deux infirmiers en blouse bondirent joyeusement de leurs chaises, sitôt qu’ils nous aperçurent. L’un des infirmiers, somptueuse crinière, sourcils blancs, avec des mains rouges et charnues, en bref, très chien de garde, suçota, avec un étrange sourire :
  • -Alexandre…
  • L’autre, sans se présenter, se contenta de se baisser et de prendre sous la table, un sac en papier bourré jusqu’à la gueule.
  • – Les affaires sont là. Mais il me faut une signature, mon bon monsieur, C’est la règle… Parce que le gamin, voyez-vous…
  • J’ai gentiment sorti le marqueur noir que j’ai toujours sur moi et j’ai cherché du regard le papier où il fallait mettre ma signature.
  • – C’est là-bas, – a dit le deuxième infirmier, – un type solide au visage basané et des yeux noyés de tendresse, comme ceux d’une jeune fille, et il a eu un geste vers la barrière de bois qui séparait le petit hall d’entrée du reste de la salle d’accueil. Derrière la barrière il y avait des armoires blanches qui brillaient, une table et un tabouret, et sur la table quelque chose comme un formulaire ou un questionnaire.
  • Tout à fait par hasard je me suis retourné. Je voulais simplement demander où je devais mettre ma signature. Ce qui m’a sauvé, c’est que Petit Charmant a craqué nerveusement. Du coin de l’œil je l’ai vu qui, à quatre pattes, plongeait sous la table, et aussi que s’approchaient de moi sur la pointe des pieds les deux infirmiers qui tenaient par les bords une camisole grise déployée.
  • J’ai fait un bond de côté et j’ai attrapé un tabouret. Sans attendre que les deux infirmiers lâchent la camisole, j’ai donné un bon coup de tabouret sur la tête du plus petit des deux. Il y a eu comme un craquement dans sa tête et il s’est écroulé. Mais l’autre n’a pas perdu les pédales, il m’a immédiatement saisi par les bras, m’a fait faire un demi-tour en l’air, et je me suis retrouvé de dos contre lui.
  • – Tu vas voir un peu, schiso de merde… Tu vas voir si on va t’en faire bouffer des médocs, et plus que tu pourras en avaler (Ты у нас на колёсах поездишь.) sifflait et chuintait Alexandre. – Appelle les mecs de la sécurité ! cria-t-il à celui que j’avais envoyé au tapis.
  • J’ai compris que je n’arriverais pas me sortir de là.
  • Charmant hurlait tout ce qu’il savait sous la table, Alexandre me broyait les côtes, tandis que l’infirmier que j’avais assommé se relevait, proférant d’horribles menaces. Perdant la raison dans ce chaos qui sentait la viande pourrie et le sang, j’ai soufflé un bon coup, et, comme me l’avaient appris des types au courant, j’ai écrasé de toutes mes forces le talon de ma chaussure sur les doigts de pied d’Alexandre. Il portait de légers chaussons de danse. Il glissa sur moi jusqu’au sol, sans même avoir eu le temps de faire « ouf ».
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  • 9*
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  • J’ai eu beau faire tout mon possible pour arriver chez moi avant Charmant, j’ai eu beau espérer qu’il ne serait pas arrivé à ouvrir les serrures, ça n’a servi à rien. La clinique était loin de chez moi, je me suis égaré, et en plus, je n’étais pas dans mon assiette à cause de l’odeur du sang que, lorsque j’avais pris la fuite, j’avais vu sur le sol bien propre de la clinique.
  • Charmant était assis, l’air renfrogné et tenait à la main deux fourchettes.
  • -Si tu cafardes à Nil Nilytch, je te crève les yeux cette nuit quand tu dormiras. Ne me touche pas ! Ne me tou…
  • Mais je ne pensais même pas à m’approcher de lui.
  • Toute la nuit dans ma tête je me suis entraîné à donner des coups de couteau, et, au matin, je me suis réconcilié avec lui, enfin, j’ai fait semblant, et je l’ai emmené au planétarium. C’était le seul endroit où ce malheureux malade mental, qui me rendait malade moi aussi, avait envie d’aller. En quoi les étoiles attiraient sa raison détraquée, je n’en sais rien. Mais il ne cessait pas d’en parler, encore et encore. Tout comme il ne cessait pas de répéter, moqueur et provocant, une ligne des Ecritures dont on se demande qui avait bien pu la lui citer : « Heureux les mendiants, car le royaume … »
  • Mais cela s’adresse à d’autres bienheureux, et à d’autres mendiants ! – disais-je, hors de moi. – Pour les bienheureux mendiants comme toi, il a été dit : écrasez-les et détruisez-les !
  • Mais il ne m’écoutait pas. Il continuait à mener sa vie de folie, donnait des coups de téléphone, tenait des propos incompréhensibles dans son argot médico-mendigot.
  • D’après des bribes de nos conversations j’ai compris que l’organisation de Nil Nilytch était puissante et ne me laisserait pas en paix tant que je ne serais pas devenu membre de leur secte sauvage des « bienheureux mendiants ».
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  • 10*
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  • Toute une vie avait trouvé sa place dans un seul mois.
  • Je n’avais plus d’argent. J’avais pris un congé à mon travail. Personne ne venait plus me voir. Il me restait donc deux solutions : ou me fracasser la tête contre le mur, ou noyer Charmant dans la baignoire et ensuite emporter le corps dans un sac et le jeter dans la poubelle de l’immeuble.
  • Faire la manche était au-dessus de mes forces. Pourquoi, c’est un autre question Je dirai seulement que j’aurais préféré même l’hôpital psychiatrique au mendigotage  dans la rue. Et, en plus, j’avais appris une chose : mendier, ce n’était encore rien. J’avais appris que Nil Nilytch et Dollar-le-Rouge voulait me forcer à épouser leur foi, basée sur l’un des manuels de thérapie psychiatrique.
  • Je suis retourné à la police. Cette fois ils m’ont considéré comme un paranoïaque avéré et, ma foi, ils avaient raison de le penser. Moi, je ne suis qu’un dessinateur pitoyable et mal payé d’une revue quasi-confidentielle. Je suis maigre à faire peur, bien que baraqué, j’ai des yeux bovins et quand je parle mes lèvres ont la tremblote. En me voyant les policiers ont voulu passer un coup de téléphone, j’ai deviné où et à qui, et c’est pourquoi je me suis taillé vite fait bien fait et suis rentré chez moi, pour y réfléchir, tout calculer, tout préparer…
  • Je pensais tout avoir combiné magnifiquement. L’histoire du planétarium n’avait rien donné, car il était fermé. Et alors j’avais emmené Charmant au cinéma. Seulement voilà, j’ai laissé passer le moment où il était possible de l’égorger dans la foule, et quand juste avant la séance nous nous sommes retrouvés tous les deux seuls aux toilettes, j’ai été pris de nausées une seconde avant que je n’essaye de donner un coup de couteau au petit mendiant. Et cette seconde l’a sauvé. Avec sa sale petite intelligence il a tout pigé et en hurlant s’est précipité dans la salle de projection.

J’ai voulu partir pour une autre ville, et même pour un autre pays, mais il me surveillait et me tenait solidement dans ses griffes : c’est ainsi qu’un chat surveille une souris, c’est ainsi que la maladie surveille votre raison.

Et chez moi m’attendait une surprise.

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  • 11*
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Chez moi m’attendaient Nil Nilytch et Dollar-le-Rouge.

  • Il est temps, – a dit Nil Nilytch. – La période probatoire est terminée. Es-tu prêt, mon fils très cher, à venir avec nous jusqu’au bout ?
  • J’ai répondu que j’étais prêt, je suis tombé à genoux et me suis mis à pleurer. Ensuite je me suis couché à plat ventre et j’ai hurlé comme un loup. Ce qui a retardé ma perte d’une journée. Nil Nilytch dont la barbe entretemps avait fortement poussé a remis la cérémonie d’initiation au lendemain soir. Il m’a promis des terres nouvelles et une nouvelle vue. Il disait que la Russie entière allait bientôt devenir le pays des mendiants et des fous, et moi je l’ai cru. Il promettait d’aller jusqu’au Christ lui-même, de tirer les choses au clair avec lui, prétendument pour n’avoir pas observé certaines lois et certaines prescriptions de l’ordre répugnant des faux mendiants. Larmoyant, j’acquiesçai. Enfin Nil Nilytch s’est radouci et m’a ordonné de me présenter au Bourg de la Filasse le lendemain soir.
  • – Vous l’amènerez tous les deux, a-t-il dit avec un signe de tête à l’adresse de Charmant et de Dollar-le-Rouge. – La boutique aux mendiants (bienheureux) t’attend, mon fils très cher – a-t-il proclamé pompeusement et d’une voix nasillarde, juste au-dessus de moi qui étais toujours couché à plat ventre.
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  • 12*
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  • J’ai réussi à les rouler dans la farine tous les deux !
  • Je savais que la secte finirait par avoir ma peau et qu’il me fallait en finir avec eux tous à la fois.
  • Dollar-le-Rouge était resté pour la nuit Charmant et moi, il avait bien trop peur de nous laisser tous les deux seuls. Le lendemain matin j’ai envoyé Charmant vendre ma caméra-vidéo. Cupide créature ! Il a oublié qu’il lui fallait être sur ses gardes, tout joyeux, il s’est saisi de cet objet de prix dont je lui avais dit que désormais je n’en avais plus besoin, et il s’est précipité dans la rue. Petit Charmant comptait bien vendre la caméra sur le champ, ce qu’il n’avait pas manqué de me faire savoir.
  • A peine était-il sorti que j’ai réveillé Dollar, le type à la poitrine étroite et aux cheveux rares, et je lui ai crié que Charmant était sans doute devenu fou, car il était parti en courant nous cafarder tous les deux à Nil Nilytch, comme quoi, disait-il, nous étions tombés d’accord pour nous tailler ( куда-то свалить) . Le Rouge, à moitié endormi, a foncé pour rattraper Petit Charmant, il est vrai qu’il est revenu tout de suite, mais c’était déjà trop tard : j’avais fermé la porte à triple tour, verrous et chaînettes de sécurité compris.
  • Derrière la porte je me suis moqué de Charmant et du Rouge, je les ai traités de tous les noms, j’ai fait des grimaces, j’ai fait des bonds, j’ai poussé des cris d’orfraie ( кричал курой) , bref, je me suis ostensiblement conduit comme un imbécile heureux pour qu’ils croient que j’allais rester chez moi, histoire de laisser passer l’orage. Et ils m’ont cru. Charmant est allé faire son rapport au Bourg de la Filasse et Dollar s’est installé devant la porte pour monter la garde. J’ai encore crié un peu pour donner le change, j’ai mis en marche le magnétophone, puis j’ai enlevé sur la porte les chaînettes de sécurité, et, sans faire de bruit, j’ai sauté dans la rue depuis le balcon.
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  • 13*
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  • Il n’y a qu’une femme qui pouvait le faire !
  • Depuis une cabine j’ai appelé celle qui autrefois fumait sa « Toison d’or » dans mon fauteuil et je lui ai demandé de nous jouer un petit spectacle. J’ai eu l’impression qu’elle se moquait bien désormais de ce qui m’arrivait, et du coup, tout tranquillement et même comme si elle se réjouissait de cet intermède dans sa morne existence (j’ai failli dire misérable comme l’est celle des mendiants, mais je me suis repris juste à temps : jamais plus je ne dirai cette phrase « comme l’est celle des mendiants », du coup elle a accepté.
  • La femme est donc arrivée au bout de dix minute, elle a ouvert l’appartement avec ses propres clefs, elle est entrée avec Dollar et, comme nous en avions convenu, elle a crié d’une voix qui n’avait rien d’humain :
  • – Il s’est pendu ! Il s’est pendu ! C’est de votre faute, c’est vous qui l’avez poussé à ça !
  • Depuis ma cachette j’ai vu Dollar-le-rouge sortir de l’immeuble à fond la caisse et il est parti au Bourg de la Filasse.
  • J’ai bien eu envie de revenir et d’enlacer la femme, mais j’ai vu qu’en sortant de chez moi elle s’est roulé une clope et s’est mise à fumer d’un air indifférent, et j’ai compris qu’elle avait d’autres chats que moi à fouetter. Et puis aussi il fallait que je me dépêche. Je suis vite rentré chez moi, j’ai pris une bouteille d’alcool, j’ai pris ma bombe lacrymogène et le magnétophone, depuis l’intérieur j’ai mis sur la porte le loquet et les deux chaînettes de sécurité, et, à nouveau, j’ai sauté dans la rue depuis le balcon et j’ai filé au Bourg de la Filasse.
  • Il fallait que je les aie sous la main tous à la fois…
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  • 14*

C’est le soir. Aujourd’hui la secte des « bienheureux mendiants » se rassemble au complet. C’est la femme un peu simplette qui fait leur ménage, celle qui prône une église sans prêtres [1], qui me l’a dit. Et, en ce qui me concerne, en fin d’après-midi j’ai décidé : le mieux pour moi, c’est de partir à Riazan, ou encore à Pétersbourg.

Mais quand je vois tous ces gens nouveaux, encore et encore, qui entrent et sortent du magasin, je me dis que c’est maintenant ou jamais. Parce que maintenant je le comprends parfaitement : ce complot de malades et de mendiants, c’est notre vie, notre vie toute entière ! Non, ce n’est pas un complot de tous ces malheureux, tous ces infirmes dénués de tout qui font la manche près des gares ! C’est le complot des autres, de ceux qui cachent leur visage, de ceux qui ne sont que mystère…

Tous ces avaricieux, rusés et sans vergogne, qui tiennent entre leurs faux haillons l’or de nos vies, tous ces richards, qui ont détroussé comme au coin d’un bois les pauvres types comme moi, tous ceux-là qui font semblant de n’avoir rien à eux, tous ces pauvres en esprit, tous ceux-là qui se mettent des diamants dans les yeux en guise de lentilles, oui, tous ceux-là ! Un peu de temps encore et tous ils entreront dans la secte de Nil Nilytch.

Et, peut-être, y sont-ils déjà entrés. Et, peut-être l’ont-ils créée eux-mêmes cette secte, en pêchant en eau trouble, pour arriver à leurs fins, des paranos miséreux et en les utilisant « à plein régime » !

Ce sont eux qui commanderont, tout en faisant semblant d’être des sans-logis, comme qui dirait, des laboureurs sans cheval ni charrue. Ils auront tous leurs comptes secrets en Suisse, à Lausanne et à Berne, et ici ils iront au long des rues à petits pas minables avec leurs petites vestes minables !

Et, bien évidemment, ils auront le pouvoir, ils l’auront, le pouvoir ! Bienheureusement, à en perdre la raison…

Non. Il faut mettre un point final à tout cela. Ne serait-ce qu’à ces quelques-uns qui se sont réunis au Bourg de la Filasse, à l’instigation de nos administratifs et de nos bourrés de fric, oui, je vous le dis, il faut leur mettre le point final.

Je vais planquer ma bouteille de mélange incendiaire derrière une marche de l’escalier, je glisserai cette petite lettre dans une enveloppe que je collerai, je ferai un saut dehors, j’enverrai l’enveloppe à une adresse sûre. Après quoi je reviendrai ici, et alors…

Mais, bien sûr, remonte dans mon cerveau une image autre : plusieurs véhicules du SAMU qui s’arrêtent près de l’immeuble de trois étages, voilà qu’en sortent des infirmiers, moustachus et bien polis, voilà qu’ils t’empoignent Nil Nilytch sous les bras, ceinturent Dollar-le-Rouge, et te chopent Petit Charmant par le colbac ! Et ils t’emmènent tout ça où de droit ! A l’hôpital des fous !…

Mais ça ne se passera pas comme ça. D’ailleurs, de vrais hôpitaux pour des types comme eux, me semble-t-il, il n’en reste pas. Nous qui, en l’espace de vingt ans sommes devenus le pays des malades mentaux, des mendiants, des sans-logis et des prématurément vieillis – ne sommes plus capables d’entretenir comme il convient, de tels établissements.

Et voilà pourquoi je tiens à la main ma bouteille de mélange incendiaire, et pourquoi dans ma poche il y a, échangée contre ma caméra Panasonic, « une bonne petite  Ergie », une grenade d’assaut RJ-1. Et je ne sais qu’une chose : pour qui elle est là. Pour eux, pour moi ?

Car celui qui porte tort à un bienheureux, celui-là…


[1]  faire note sur « беспоповцы » – последователи секты беспоповцев.

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